Pierre Dubochet dans l'Illustré n° 47 du 21 novembre 2018
Faut-il avoir peur de la 5G?
© Christian Rappaz, illustré.ch
24 novembre 2018
mise en ligne de l'article le 22 janvier 2019
SOMMAIRE
- Quand la technologie sera-t-elle disponible? Swisscom affirmait que «son réseau mobile serait raccordé à la 5G de façon ponctuelle fin 2018». Le pari est-il tenu?
- Swisscom teste actuellement un réseau 5G à Berthoud, dans le canton de Berne (ainsi qu’à Guttannen, auprès de trois clients privés). Avec quels résultats?
- Y aura-t-il moins de coupures sur le réseau téléphonique?
- L’accès au réseau dans les trains sera-t-il facilité?
- Le parlement fédéral ne semble pas décidé à augmenter le plafond des normes de protection en matière d’ondes électromagnétiques. Quelle est la position de Swisscom?
- Compte tenu de ces restrictions, on dit que le développement de la 5G profitera avant tout aux clients situés hors des concentrations urbaines, puisque 90% des installations ne peuvent pas être développées davantage dans les zones urbaines. Vrai?
- Et après la 5G, la 6G?
Quelle sera la réelle portée de ce que les opérateurs présentent comme une révolution?
6 min 10 | 1860 mots
On en parle tellement qu’on pourrait croire qu’elle existe déjà. Partout, on l’annonce comme un vecteur de croissance économique, la prochaine étape de la révolution numérique. Les opérateurs se l’arrachent à coups d’effets d’annonce.
Sunrise revendique la première installation d’une antenne 5G en Suisse, à Oerlikon (ZH), en juin dernier et un record mondial en matière de rapidité de connexion et de débit de téléchargement. Il y a dix jours, Swisscom présentait avec fracas le premier prototype de smartphone 5G au monde. De son côté, Salt affirme qu’il sera lui aussi leader sur ce marché.
Mais qu’en est-il réellement? La question agite également la communauté scientifique, qui s’interroge sur la réelle portée de ce que les opérateurs présentent comme une révolution. Les performances réussies en laboratoire dans des conditions optimales seront-elles atteignables dans la vie réelle?
Et surtout, quel impact sur notre santé et sur celle de l’écosystème aura l’augmentation des champs magnétiques et du rayonnement des ondes qu’induira cette nouvelle technologie?
Concurrence féroce
En Suisse aussi, la bataille entre les «pro» et les «anti» fait rage. Dans une union de circonstance, les trois opérateurs nationaux réclament que l’ordonnance sur les rayonnements non ionisants (ORNI) soit révisée et les niveaux maximaux abaissés. «Sinon, il sera impossible de construire un réseau 5G», matraquent-ils.
Récemment, le Conseil des États a cassé une décision du National allant dans ce sens. «Mais par une seule voix d’écart», jubile-t-on déjà chez Swisscom, convaincu que le verrou finira par sauter. Ce qui inquiète le corps médical. Pour tenter de démêler le vrai du faux, L’illustré a donc donné la parole aux deux parties.
1 Cette technologie s’adresse-t‑elle aux privés ou avant tout à l’économie?
Swisscom, Christian Neuhaus, porte-parole | La 5G apportera des avantages à tous les clients. Pour les clients résidentiels, elle gonfle la capacité du réseau et, grâce à son temps de latence très court, rend possibles de nouvelles applications, par exemple dans le jeu. Pour les clients professionnels, il est important de garantir les capacités du réseau, les temps de latence et les options pour hiérarchiser différemment les applications au sein d’une usine.
L’avis de l’expert, Pierre Dubochet | Je m’interroge sur l’apport réel de la 5G, tant pour le particulier que pour l’industrie. Dans dix ou quinze ans, nous risquons de payer très cher cette précipitation qui prive les décideurs d’une réflexion approfondie.
À mon avis, la 5G pourrait séduire surtout les joueurs, mais ceux-ci peuvent aussi être câblés. Les futures antennes de téléphonie permettront de concentrer le rayonnement sur un utilisateur. Dans un immeuble, les voisins immédiats seront aussi visés. Les joueurs sont souvent connectés la nuit. Or, la médecine environnementale a démontré que les ondes perturbent beaucoup l’organisme durant le sommeil.
2 En quoi, dans son utilisation quotidienne pour l’utilisateur lambda, la 5G sera-t-elle nettement mieux que la 4G+? On la dit moins gourmande en énergie...
Swisscom | La 5G est encore plus rapide, offre avant tout plus de capacité et des temps de latence plus courts. Il est vrai que cette technologie demande moins d’énergie par Mbit/s, et ce gain n’est pas négligeable.
L’avis de l’expert | La vitesse de téléchargement dépend surtout de la densité d’ondes aux abords du terminal (p. ex. un smartphone). Il faudrait augmenter massivement le rayonnement partout pour multiplier la vitesse par cent, comme nous le lisons parfois. Des ingénieurs cherchent améliorer les solutions aux deux problèmes causés par la capacité accrue pour les smartphones: une meilleure dissipation de la chaleur et une augmentation des performances des batteries.
3 Quand la technologie sera-t-elle disponible? Swisscom affirmait que «son réseau mobile serait raccordé à la 5G de façon ponctuelle fin 2018». Le pari est-il tenu?
Swisscom | Oui, nous avons tenu le «pari». Nous disposons déjà de réseaux de test 5G actifs dans différentes régions de Suisse. C’est le cas à Berthoud, Lucerne, Zurich, Berne, Lausanne et Genève.
L’avis de l’expert | Chaque génération se déploie progressivement. On peut estimer qu’une couverture satisfaisante du pays sera atteinte vers 2025, à des degrés différents pour chacun des trois opérateurs.
4 Swisscom teste actuellement un réseau 5G à Berthoud, dans le canton de Berne (ainsi qu’à Guttannen, auprès de trois clients privés). Avec quels résultats?
Swisscom | À Berthoud, nous avons mis en service un réseau de test 5 G. Nous y réalisons des tests internes, il n’y a pas de clients impliqués. Les résultats obtenus jusqu’à présent sont positifs et nous ont incités à mettre en service d’autres réseaux de test. Ces lieux n’ont pas été choisis au hasard.
Genève nous fournit des informations dans une région frontalière ainsi que sur le lac, Lausanne parce que nous avons construit le réseau pour la recherche à l’EPFL dans le cadre de notre programme «5G for Switzerland», Zurich, car c’est la ville avec le réseau le plus dense, Berne parce que la capitale dispose de laboratoires supplémentaires et Lucerne du fait de sa grandeur moyenne, qui correspond bien au volume utilisé dans les villes suisses.
L’avis de l’expert | Je n’ai pas de commentaire sur ces mises en service. En revanche, je déplore que les rares experts indépendants et sans conflit d’intérêts soient tenus à l’écart tandis que des décisions qui affecteront 100% de la population vont être prises.
Les opérateurs disent vouloir rechercher le dialogue avec ceux qui s’opposent à une augmentation des valeurs limites. Lorsque je demande des informations techniques à Swisscom, on me renvoie à une page internet grand public, ou alors mes courriels restent sans réponse. J’ai fourni une liste d’experts à l’OFEV (Office fédéral de l’environnement), qui n’est pas entré en matière.
5 Y aura-t-il moins de coupures sur le réseau téléphonique?
Swisscom | Notre société offre déjà aujourd’hui le meilleur réseau et, selon des sociétés de mesure indépendantes, il y a très peu d’interruptions. Cependant, la capacité plus élevée de la 5G les réduira très probablement encore davantage.
Il s’agit cependant de l’utilisation des données, les services de téléphonie fonctionneront initialement sur 3G et 4G, la voix sur IP pour 5G sera intégrée à une date ultérieure.
L’avis de l’expert | Dans le cas de véhicules en mouvement, la transmission de la voix sans coupure est un véritable défi technique.
6 L’accès au réseau dans les trains sera-t-il facilité?
Swisscom | La couverture en téléphonie mobile dans les trains continuera d’être un défi à l’avenir. En raison des conditions physiques, le train forme une cage de Faraday (le wagon ne laisse ni entrer ni sortir aucun signal).
Le nombre élevé d’utilisateurs et la vitesse à laquelle le train circule occasionnent également de courtes interruptions. La téléphonie mobile est un média partagé, donc la capacité disponible est partagée entre les clients. Nous collaborons avec les CFF et d’autres opérateurs en vue d’améliorer la couverture.
L’avis de l’expert | Le rayonnement passe difficilement de l’extérieur à l’intérieur et inversement. Une solution consiste à créer une passerelle en mettant des antennes à l’extérieur et d’autres à l’intérieur, reliées par câble. Les CFF étudient cette option. Des gens me disent régulièrement qu’il leur est de plus en plus pénible de voyager dans des trains bondés en raison des ondes. L’utilisation d’appareils sans fil devrait être prohibée dans certains wagons.
7 Le parlement fédéral ne semble pas décidé à augmenter le plafond des normes de protection en matière d’ondes électromagnétiques. Quelle est la position de Swisscom?
Swisscom | Au Conseil des États, les votes ont échoué à une voix d’écart. De sorte qu’il n’y aura pas de modification modérée des valeurs limites en Suisse. Cela signifie que celles-ci restent dix fois plus strictes que dans la plupart des pays européens. Swisscom respectera ces limites, mais se félicite déjà de tout ajustement à moyen terme qui garantirait à la technologie 5G de pouvoir développer tout son potentiel.
Nous espérons que les fréquences mises aux enchères en janvier 2019 pourront être utilisées de manière optimale par la suite, car dans la configuration actuelle, les fonctions 5G ne seront pas disponibles avec les normes applicables, ou alors dans une mesure limitée.
L’avis de l’expert | Les auteurs de l’ORNI manquaient de données épidémiologiques lorsqu’ils ont rédigé cette dernière en 1999. Ils se sont basés sur une recommandation d’une société allemande liée à l’industrie qui proposait des valeurs résultant de l’observation comportementale de primates (non humains). Le président de cette société a reconnu que cette recommandation n’était pas basée sur la science.
En Suisse, le seuil dans nos lieux de vie (intérieur des appartements, hôpitaux, homes, places de jeux pour les enfants, etc.) a été fixé à un dixième de cette valeur en vertu du principe de précaution. Ce coefficient n’est pas davantage fondé sur la science. Les valeurs recommandées par l’Académie européenne de médecine environnementale, organisme sans conflit d’intérêts, sont nettement inférieures aux valeurs limites actuelles.
8 Compte tenu de ces restrictions, on dit que le développement de la 5G profitera avant tout aux clients situés hors des concentrations urbaines, puisque 90% des installations ne peuvent pas être développées davantage dans les zones urbaines. Vrai?
Swisscom | Non, Swisscom va essayer de desservir les régions urbaines et rurales en 5G. Les fréquences existantes, qui servent aujourd’hui de support à une autre génération de téléphonie mobile, sont en cours de conversion. Nous prévoyons par exemple de convertir les fréquences 2G, technologie qui a déjà 30 ans, à partir de fin 2020 et de la remplacer progressivement.
L’avis de l’expert | Quand le rayonnement est inférieur à 0,2 V/m (volt par mètre), l’organisme compense les effets de l’exposition et récupère d’expositions antérieures brèves et fortes. Cette valeur se mesure à 40 cm d’un smartphone avec un bon réseau. Au-dessus de 0,2 V/m, différents processus de stress mobilisent progressivement des ressources biologiques.
Au-delà de quelques volts par mètre, l’organisme est totalement surchargé. Les opérateurs voudraient être autorisés à émettre environ 15 V/m pour accroître les performances des réseaux. Par curiosité, j’ai mesuré l’intensité du rayonnement autour de la propriété de M. Urs Schaeppi, CEO de Swisscom, cet été. Elle se situait à 0,17 V/m.
9 Et après la 5G, la 6G?
Swisscom | Actuellement, tous les opérateurs sont occupés à introduire la 5G, mais nous nous attendons à ce que l’évolution se poursuive. Que le prochain développement s’appelle 6G ou autre chose, nous ne pouvons pas encore le dire aujourd’hui. Le développement de la 5G sous toutes ses formes prendra plusieurs années, une dizaine peut-être.
L’avis de l’expert | Si le groupe de travail de l’OFEV chargé d’étudier les risques de la 5G assouplit les normes, près de 20'000 antennes vont émettre plus fortement. De plus, une myriade d’antennes plus petites seront incorporées au paysage urbain. Leur installation a déjà commencé.
L’offre créant la demande, le volume transmis va croître et les usagers trouveront normal de regarder la 4K sur leur mobile. Si on continue sur cette lancée, on peut imaginer la 6G servant à regarder la 8K vers 2029 avec des émissions aux environs des 30 GHz. La peau est dangereusement conductrice de ces fréquences. L’exposition aux rayonnements étant cumulative et ses effets pouvant être irréversibles, les décisions qui seront prises sous peu seront déterminantes pour la santé publique.
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